Monday 27 June 2011

"Les suprêmes harmonies"

«Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», 1648, Nicolas Poussin, Huile sur toile, 116x 176 cm, Walker Art Gallery, Liverpool



Il y a la ville. Ses temples, ses monuments, ses villas. Son agitation perpétuelle, avec ses cortèges d'hommes, de marchands, de soldats. Sa chaleur, ses routes poussiéreuses, ses processions de fidèles se rendant au temple pour y déposer leurs offrandes. Une journée dans la chaleur de son agitation. Une journée dans la fraîcheur de ses jardins, de ses bains, offerts aux voyageurs contre une modeste obole. Une journée à Mégare, dans la perfection de sa cité. Et dehors, presque à sa lisière, une autre histoire s'écrit. Un autre destin. Dans la solitude et le silence. Exil.



«La mort, le désarroi, la puissance
Que m'importe?
Ce sont toujours les mêmes gestes,
timides ou amples
inlassablement esquissés


J'ai été saisi par l'avancée de la nuit
si prestement»*



Dans «Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», peint en 1648, et exposé à la Walker Art Gallery à Liverpool, Nicolas Poussin (1594-1665) nous offre un tableau à la poésie grave et sévère, emprunté à la «Vie des hommes illustres» (XVIII) de Plutarque (46-125). Phocion était un général athénien (402-318 av J.C.), injustement accusé de trahison et forcé, tout comme Socrate, à boire la ciguë. Pour ajouter à sa disgrâce, la cité d'Athènes ordonna que son corps fut transporté hors de ses murs et incinéré à Mégare. Poussin choisit de représenter le moment où sa veuve, aidée d'une servante qui fait le guet, recueille pieusement les cendres de son époux. 








Si «Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», s'inscrit bien dans la lignée du paysage idéal, initié par le peintre italien Annibal Carrache, c'est aussi un tableau qui porte en lui une nouvelle vision du monde, à travers un rapport plus réfléchi avec la nature. L'art, c'est la recherche passionnée du beau et du vrai, et la nature fait partie de cette esthétique du naturel. Mais pour Poussin, il ne s'agit plus uniquement de célébrer la nature, en faisant du paysage un genre à part entière, détaché du prétexte de l'anecdote. Sous le pinceau du peintre, la nature devient le théâtre de la destinée de l'homme. Ses paysages qui s'adressent avant tout à l'esprit et non à l'oeil, sont le reflet de cette tension entre le monde de l'homme et celui indifférent de la nature. Ainsi, se lit «Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», où le destin de Phocion, pourtant héroïque, est inscrit dans le cadre d'une nature désormais épurée et privée de pittoresque. 



«Avant cela, je sais bien que j'avais un nom
Avec lequel j'aurais pu guerroyé, festoyé,
connaître maintes voluptés

Mais il est tombé dans l'oubli
et ne manque à personne»*



On a beaucoup écrit sur «Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve», qui d'ailleurs a un pendant, «Paysage avec les funérailles de Phocion», exposé à Cardiff, au pays de Galles. Peut-être Poussin y fait-il référence à la révolte de la Fronde (1648-53), qui sévit alors en France? Ou bien, est-ce une méditation sur les aléas du pouvoir et la conception stoïcienne de l'existence? Poussin est un peintre instruit et qui a beaucoup réfléchi sur son art. Avec lui, la tentation est grande de ne voir dans ses tableaux, y compris ses paysages, que des exercices savants d'une pensée visuelle. Parce que sa peinture est savamment orchestrée, dans la plus pure tradition du clacissisme français, il est parfois difficile de voir au-delà de sa perfection formelle. Sa peinture est d'ailleurs contemporaine des jardins à la française, telle que définis par Le Nôtre. Ordre, équilibre et beauté. Et ce qui n'appartient qu'à Poussin: les suprêmes harmonies. 



Mégare, dans une lumière dorée, presque mielleuse, de fin d'après-midi. Premier plan: deux femmes sur le qui-vive. Elles sont dans le temps de la crainte et de l'isolement. Second plan, les citoyens de la cité vaquent à leurs occupations, dans la quiétude et la satisfaction que leur procure la maîtrise de la nature. Arrière plan: la ville se révèle comme un joyau dans son écrin de verdure. Perché sur un promontoire, le temple dans sa beauté austère. Mais plus haut, deux pics rocheux le dominent, comme pour rappeler à l'homme que son empire sur le monde naturel n'est que provisoire. Pour accéder à la ville haute, il faut gravir le chemin qui serpente jusqu'au fond du tableau. L'œil est ainsi guidé dans l'architecture interne du tableau, entre horizontales et verticales; un itinéraire qui va du temporel à l'intemporel, du monde sensible à celui des idées. Mais cette scénographie implicite ne serait rien sans le génie du peintre. C'est lui qui, de son pinceau introduit ce jeu subtil entre la matière et l'esprit, entre l'éphémère et l'éternel. C'est lui qui infuse dans ses paysages une âme poétique, comme un écho à sa propre pensée. Mégare, chaleur et poussière. L'éternité.

 
* Ubac, Ariane Kveld Jaks

Tuesday 14 June 2011

Comment lire un tableau

"Saint Sébastien", Andrea Mantegna, détrempe sur toile, ca 1480, 255 x 140 cm, Musée du Louvre, Paris

"Le lointain du monde"

«L'Astronome», 1668, Johannes Vermeer, huile sur toile, 50,8 x 46,3 cm, musée du Louvre, Paris



Premier plan. Une chambre au mobilier modeste, un globe céleste sur une table recouverte d'un lourd tapis. Un homme assis, l'astronome, la main gauche posée près d'un livre ouvert, la droite sur un globe céleste. Une fenêtre qui éclaire une pièce d'une belle lumière dorée. La scène est posée, claire, sereine. Au second plan, une armoire supportant quelques livres et un cadran, probablement une sorte de calendrier astrologique. À droite de l'armoire, un tableau identifié comme «Moïse sauvé des eaux», une toile que l'on a attribué au peintre Peter Lely. Une chambre donc, un homme qui réfléchit, une fenêtre close qui renvoit vers d'autres espaces et enfin, comme une pure présence, la lumière de Vermeer.



«L'Astronome», 1668, du peintre hollandais Johannes Vermeer (1632-1675), est un petit tableau de 50,8 x 46,3 cm qui est exposé au musée du Louvre à Paris. «L'Astronome» a son pendant, «Le Géographe», 53 x 46,6 cm, peint en 1668-69 et que l'on peut voir au Städelsches Kunstinstitut à Francfort. Sur Vermeer, nous ne savons presque rien, sinon qu'il vécut toute sa vie à Delft, se maria à Catharina Bolnes, se convertit au catholicisme, eut onze enfants et mourrut ruiné en laissant derrière lui trente cinq toiles, dont l'attribution est certaine. Entre ces deux dates, le mystère de cette peinture qui ne ressemble à aucune autre du siècle d'or hollandais. Le monde que peint Vermeer est un monde en apparence clôt, peuplé presque exclusivement de femmes et où il ne se passe jamais rien d'extraordinaire. C'est un monde où l'ailleurs se devine et où l'instant, même suspendu, n'en finit pas de se dilater dans la lumière.








Vermeer a peint ce tableau à un moment de l'histoire où la philosophie, les sciences de l'optique et de la cartographie se développent et bouleversent la connaissance et la représentation du monde. C'est l'époque de Newton, de Huyghens, de Descartes et de Spinoza. Si le monde que peint Vermeer est toujours paisible, baigné de cette clarté presque aqueuse qui n'appartient qu'à lui, le monde extérieur ne l'est pas. Dehors, il y a la guerre avec les Anglais, il y a les controverses sur la nature de la création, de Dieu et la recherche du vrai et du beau, qui pour le peintre passe par celle de l'essence même de la lumière.



Lumière. Si l'on regarde attentivement celle de «L'Astronome», on s'aperçoit que c'est elle qui organise l'espace, aiguise la conscience, modèle l'ombre et allège les formes. C'est une lumière qui agit comme une présence silencieuse, un éblouissement d'or et d'infini, dans ce huis clos où se joue la destinée de l'homme. Sur la table de l'astronome où sont dispersés les instruments de la connaissance: l'astrolabe et le compas, partiellement dissimulés par le tapis, le globe céleste et enfin le livre ouvert, «De l'exploration et de l'observation des étoiles» d'Adriaen Metius, dans sa seconde édition de 1621; la lumière ouvre un espace méditatif qui va du savoir à l'introspection, du visible à l'invisible. Lumière, reflets, ombres, éblouissement du regard tourné vers l'infini des constellations, vers l'infini du dehors suggéré par la fenêtre. Vermeer est le peintre de la trace lumineuse de l'instant, le glyphe laissé dans l'esprit humain par le mystère du monde. 




«C'est un astronome

et un roi déchu,

un mélange curieux

entre le savant et le poète




Il rêve,

rêve à des fêtes somptueuses,

à des élans vers la matière éparse

de son ravissement





Il est dans cet éclat du ciel,

dans ce profond étonnement

face au lointain du monde





Il est quatorze heures

dans le poudroiement de la lumière d'hiver,

le temps s'est arrêté,

suspendu dans le grain de l'invisible» *



Dans la plupart des scènes d'intérieur de Vermeer, il y a une fenêtre à gauche de l'espace pictural. La lumière qui pénètre y est modulée par une utilisation savante des rideaux, volets ou vitraux. Dans «L'Astronome», la fenêtre est un seuil invisible, un signe de l'ailleurs qui n'est jamais montré. La main de l'astronome posée sur le globe céleste, renvoit à la vastitude du ciel, à cette suggestion des confins du monde, dans ce lieu clôt où chaque objet déploie le regard. Le livre vers le savoir, le tableau vers la vision, le globe vers les étoiles et enfin la fenêtre vers ce lointain tissé d'or et de songes.


* «L'Astronome», Ariane Kveld Jaks, 1995